Une scène dans la vasière // Avec Hamza Lenoir & Le Royaume des Fleurs // Mayotte, mars 20024

Une scène dans la vasière // Avec Hamza Lenoir & Le Royaume des Fleurs // Mayotte, mars 20024

Un projet d’artiste à dimension collective, dans la vasière des Badamiers à Mayotte [Petite Terre] dans le cadre d’une collaboration au long cours avec le Royaume des Fleurs [Djodjo Kazadi & Marie Sawiat] // Avec Hamza Lenoir [dramaturgie et écriture] & les artistes du Royaume des Fleurs : Alifeyini Mohamed [Lil’C], Alhad Mariama, Mohamed Bacar Abdoul Anziz [Aptchie], Inssa Hassna [Jesus], Ibrahim Artadjidine [Didier], et les amis proches du Royaume // Alwena LeBouil & Charlotte Eraud-Berthaud, étudiantes à la HEAR Strasbourg, Elsa Eglin, vidéaste // Chambani, couturier // Projet soutenu par le Royaume des Fleurs [artiste associé], la DAC [Direction des Affaires Culturelles] Mayotte – l’Office Français de la Diversité / Parc Naturel Marin de MayotteLe Conservatoire du LittoralLa Haute Ecole des Arts du Rhin / Strasbourg // Résidences préparatoires en juillet & novembre 2023 – Résidence de création du 4 février au 24 mars 2024 – présentations publiques les 22 et 23 mars 2024.

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LA RESIDENCE

[4 février – 24 mars 2024]

Les photos [120×180 et 120x300cm]

Je suis en résidence d’artiste à Mayotte, sur Petite Terre, depuis le 4 février, au Royaume des Fleurs, un lieu de création autour de la danse contemporaine et des arts at large, porté par Djodjo Kazadi et Marie Sawiat. Le Royaume est situé en bordure de la vasière des Badamiers, un milieu marin entre terre et mer, mangrove en expansion, lieu refuge pour de multiples espèces de vivants, tortues, oiseaux, coraux, poissons… et la station d’épuration de la ville voisine, Labattoir. Le devenir urbanité de Mayotte, les tensions multiples, au premier chef migratoires, les besoins immenses en termes d’aménagements, de droits, l’omniprésente beauté de cette ile, et d’importantes rencontres et compagnonnages m’ont conduit à poser ici un geste d’artiste, une fiction spéculative autour des relations que nous entretenons et pourrions entretenir avec tous les vivants, les possibilités d’un vivre ensemble moins destructeur. Cela croise aussi mes interrogations sur la notion de scène, des possibles scéniques qui seraient différence mais pas séparation, des gestes de fiction non coupés des milieux dans lesquels elles s’inscrivent. Ainsi est venue cette hypothèse-intuition de ‘construire’ dans la vasière, des scènes ouvertes à tous les vivants. Cette énigme m’a servi de support de réflexion et de lectures autour des enjeux du vivant et m’a permis de mieux entrevoir en quoi nos relations au monde restent profondément façonnées par la dichotomie nature – culture et en particulier la manière dont nos pratiques scéniques en restent imprégnées.

J’ai beaucoup dessiné [voir plus bas], un ensemble d’esquisses de sculptures et d’images à exposer en bordure de la vasière, sur le boulevard qui la longe, où chaque jour passent les gens qui vont prendre la barge pour Grande Terre.

Arrivé ici début février, en pleine crise, avec des barrages partout sur Grande Terre, j’ai été pris dans l’impossibilité de circuler, les blocages et tensions, la révolte de la population face à l’état français, les inquiétudes des amis comoriens et mahorais pour leur avenir avec l’annonce de la fin du droit du sol à Mayotte, alors que l’ile est déjà une dystopie faite d’une multitude de règles propres et d’inégalités de traitement par rapport à la métropole. Il suffit de penser à la revendication principale des mahorais, la fin du titre de séjour territorialisé qui permet de vivre à Mayotte mais pas d’aller en France sans l’obtention d’un visa. Tout cela, ainsi que les restrictions d’approvisionnement, l’arrêt de nombre d’écoles, la crise de l’eau encore présente, impacte fortement la vie des gens. Le projet a muté. Les ateliers en classe de cm2 ont été annulés, le soutien de Bambou à Mayotte n’a pu se mettre en place, la barge entre les deux iles étant coupée pendant plusieurs semaines.

Nous avons choisi de vivre le mieux possible, collectivement, cette période. Nous avons réalisé, lors de 15 marches dans la vasière, un ensemble d’installations, de dessins et de performances, qui sont la base des photos que je vais montrer les 22 et 23 mars prochain. Tirées en grand format sur tissu, au lieu de les exposer, nous allons les performer comme des banderoles et des drapeaux, lors d’une marche. Et puis le lendemain aura lieu une soirée de performances et de contes dans un quartier pour partie informel en bordure de vasière où vivent des gens dans une forte relation avec le milieu. Ces événements auront lieu à la rupture du jeune, vers 18:00, car le 11 mars prochain commence le ramadan et ici la plupart des gens le respectent. Cela aussi fait muter le projet, il se fond dans le milieu, dans ses rythmes, ses plis et ses contraintes. Cela donne une logique d’apparitions furtives et intenses misant sur que les réseaux sociaux et les gens pourront en capter.

J’ai laissé venir les images de manière intuitive avec l’équipe qui m’accompagne. Des visions traversées de multiples influences intimes et collectives. Chaque photo est le résultat d’une marche [15 en tout] et d’un assemblage d’éléments visuels dans une logique spéculative. Le résultat me surprend car une part sombre semble les hanter, de l’ordre de la décomposition. L’ile n’est pas seulement belle, s’en dégage une inquiétude. Plus nous avancions, plus il était évident qu’elles portent en images la relation entre humains et ce qui les entoure. Ici.

Les 16 images réalisées vont devenir des bannières et des banderoles, activées les 22 et 23 mars à Opi, un quartier informel de Labattoir, en bordure de vasière, et sur le boulevard des crabes, lors d’une marche. Elles seront ensuite transmises au Royaume des Fleurs, avec pour mission de les activer régulièrement lors d’événements, ou lors d’ateliers.

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Les bannières [processus]

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La soirée au quartier Opi [le 22 mars 2024]

A Opi, les bannières étaient un prétexte… à une soirée dans une communauté vivant en bordure de vasière. Qui raconte la vie ici, son intensité joyeuse, vie certes précaire, difficile, mais aussi en relation avec le milieu, la vasière. Qui raconte la forte solidarité, la vie collective, qui lie les gens le long de cette petite rue qui débouche sur une construction en dur ouverte sur la vasière. On y joue aux cartes, discute, se repose, c’est comme une maison commune. Juste derrière l’eau monte et descend jusque au bord des bangas, On vit dans l’eau à marée haute et à marée basse c’est un terrain de foot. Les gens vont dans la vasière, cultivent, pêchent… Cette aire fut et reste magnifique, mais elle est salie par les déchets. On avait décidé que la première de nos deux sorties de fin de résidence serait là, un diner de sortie de jeune du ramadan. Le projet est autour des liens entre les humains et le vivant. Alwena et Charlotte ont performé, Elsa a montré son film, Lil’C et Jesu ont performé à leur tour et la soirée s’est finie avec deux conteuses. L’équipe du Royaume a porté l’organisation de ce moment. Les bannières ont été baptisées : plantées en terre, suspendues sur les tôles, certaines n’ont pas été montrées, d’autres sont tombées dans l’eau…

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La marche vers la vasière [le 23 mars 2024]

Le lendemain nous marchons depuis Opi, à travers Labattoir, jusque à la vasière. La marche s’arrête par moments dans la ville avant de rejoindre le boulevard des crabes. Les enfants du quartier où nous résidons nous rejoignent avec leurs dessins d’animaux, ainsi que des musiciens. La marche repart groupée sur le boulevard et croise à cette heure le trafic intense, allant et venant de la barge. Nous descendons, à marée haute, vers le déversoir maintes fois traversé, pour assister à une performance d’Alwena. Cette première activation, en toute fin de résidence, est en fait une ouverture. Les bannières sont transmises au Royaume des Fleurs, le jeu étant qu’elles réapparaissent régulièrement dans la ville, lors d’événements, dans des écoles, etc.

 

Le dernier jour de la résidence à Mayotte, soit la marche entre Opi et la vasière, a été joyeux et étrange, tout enfin s’activait et en fait… tout se terminait. Nous partions le lendemain alors qu’on aurait dû passer du temps avec les objets, les peaufiner, expérimenter d’autres sorties, jouer avec. Et non, c’était la fin. Erreur de timing ? Pas sûr car nous sommes allés au maximum de ce que nous pouvions faire durant la résidence, compte tenu du contexte, de la fatigue, de la situation politique, etc. En fait, cela ouvre sur les suites possibles, lesquelles, dans quelles conditions ? Comment faire exister une dynamique de ré-apparition des bannières et des images. La veille au quartier Opi, le geste que nous avons posé m’a paru juste. Pour la première fois nous sortions les bannières, on a pas même tout déballé, c’était avant tout un moment de vivre ensemble dans une petite communauté vivant au bord de la vasière, un moment au sein duquel se glissaient des performances, du conte, des objets visuels, un repas. Nous étions là avec les gens. Une mise en scène et en espace diffuse, non frontale, une intensification de la vie ordinaire qui n’empêchait pas une dramaturgie, du dire. Une de ces tentatives auxquelles j’aspire.
Le lendemain l’inscription était différente, probablement nécessaire pour donner une visibilité au projet. L’impact, on ne sait pas, il est avec les passants, les gens qui ont vu, à pied ou en voiture, se sont demandé, il est avec ceux qui ont vécu la marche.
Ces questions m’intéressent, elles touchent aux enjeux d’attention et d’adresse qu’un geste artistique produit, au-delà d’une convention scénique établie. Pour s’inscrire dans la ville-vie, ne faut-il pas y infuser ?
A la fin de la marche, nous sommes descendus dans la vasière, à marée haute. Le chemin que nous empruntons pour traverser le déversoir était inondé. Nous étions dans l’eau avec les bannières, tout s’est ralenti, Alwena performait, comme la veille. Certains étaient restés sur le boulevard et regardaient de loin. A nouveau le temps, l’énergie étaient justes, proches d’un moment de vie chargé qui était aussi fiction et relation avec le vivant.

 

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LE PROJET

[présentation – novembre 2023]

 

« Notre oeil accoutumé aux perspectives imprenables, aux horizons dégagés, ne s’habitue au départ qu’avec difficulté à ce glissement de terrain du paysage ; de devant nous il est passé sous nos pieds. Le sol est le nouveau panorama riche en signes, le lieu qui appelle désormais notre attention ». Baptiste Morizot, Sur la piste animale, Actes Sud, 2018, p. 21. _ Cité in Dominique Weber, Notes de Travail 2015-2019, Ed Isti Mirant Stella, p. 92.

Il s’agit de construire une série d’interfaces poïétiques entre milieu naturel et milieu urbain dans et autour de la Vasière des Badamiers, un espace de contact entre tous les vivants, à résonance imaginaire. Un ensemble d’installations, entre macro et micro-espace[s] physique[s] et performatif[s] qui, faisant récit[s], suggèrent la possibilité d’un monde habitable par les humains et les non humains et en cela le devenir de notre monde commun.  
Je les appelle scènes.

A Mayotte, je m’intéresse aux relations qu’entretiennent les habitants de l’Ile avec un milieu vivant dont l’intensité et la beauté me touchent constamment. La Vasière des Badamiers est située sur l’Ile de Petite Terre à Mayotte juste derrière le Royaume des Fleurs, friche artistique où je travaille. C’est un milieu marin protégé, entre mer et terre, une interface. Elle est bordée par le boulevard des crabes [où se situent le Royaume des Fleurs, ainsi que le Parc Marin], la route qui relie les villes de Pamandzi et Labattoir, ainsi que l’aéroport, à la Barge vers Grande Terre et à la presqu’ile administrative de l’Etat Français [Dzaoudzi]. Un second côté longe la commune de Pamandzi, principale interface avec l’urbain [lieu particulièrement dégradé]. La dernière façade est avec la mer via une bande de pierre volcanique et trois déversoirs qui communiquent au gré des marées montantes et descendantes. Noter aussi la présence de deux mornes, dont une est cultivée. On y observe une biodiversité particulièrement riche, un abri pour le vivant, et une mangrove en expansion, malgré le fait qu’à ce jour la Vasière est littéralement la station d’épuration de Labattoir.

Ce sont les frottements avec la ville en plein essor et les tensions qui en résultent, liés à la présence grandissante des hommes qui m’ont frappé d’emblée. Ce sont ces tensions que je souhaite interroger, dans un geste d’artiste, porteur aussi d’une dimension didactique.

J’utilise le terme scène non pas au sens conventionnel et théâtral du terme mais comme un espace d’intrication et de relation entre des vivants. Les scènes que je créé sont des espaces d’énonciation concrets et poétiques que les vivants et les éléments investissent, colonisent, habitent, creusent, performent, de manière éphémère ou permanente : mon hypothèse – récit est que ce sont les humains qui créent ces espaces, mais dans une forme d’attention, un dialogue peut-être, avec les vivants, tortues, crabes poissons, mais aussi les plantes, les vents, les oiseaux, l’eau, les palétuviers, les herbiers… Enjeu intéressant puisque les vivants ne parlent pas (ou pas comme nous), ce qui nous engage, nous humains, sur la manière dont leur présence peut être prise en compte, sur la manière dont nous sommes capables de regarder ces espaces autrement que comme des paysages, mais comme une multitude infinie d’interactions.

Ces scènes seront des espaces et des gestes disséminés dans la Vasière, réalisés par nous humains [avec des artistes et performers mahorais]. Leur forme est une tentative – une fiction spéculative – d’entrer en relation avec le milieu autour, dans toutes ses composantes, d’où leur forme très inhabituelle pour une scène. Elles seront photographiées et ainsi données à voir au habitants. L’idée est qu’elles intriguent, suscitent de l’imaginaire, de l’attention, des questions concrètes : que se passe-t-il dans la Vasière ? Quelles cohabitations possibles avec la ville ? La nature de nos co-présences. Doit-on, peut-on y faire quelque chose ? Intervenir ? Ou non. Que savons-nous de ce milieu vivant ? Ces scènes invitent à une attention, à se questionner sur nos manières d’interagir, à prendre en compte toutes intra actions qui s’y déploient. En même temps cette interdépendance matérialisée est ludique, joyeuse, contemplative, étrange.

Ces scènes n’ont évidemment pas l’aspect d’un plateau de théâtre : le palétuvier, son « architecture » s’avère être une piste porteuse à la fois d’imaginaire[s], d’une forte dimension de monde alternatif, ainsi que d’un potentiel constructif pour créer ces espaces, installations et performances. On s’intéresse aussi au relief des roches [l’érosion différentielle], au mouvement de l’eau, on suspend des pierres, on noue des éléments, on s’inspire des nudibranches, des mouvements de la nage, du vol des oiseaux, des coraux pour inventer des graphies, des lignes,  des couleurs, etc. Ces gestes, ces ‘écritures’ sont une manière de relation au monde. Ils se matérialisent aussi dans l’ancrage de nos corps, dans la marche, la nage. Comment la mangrove, le palétuvier, l’eau, les nuages, les animaux, toutes ces présences peuvent-ils faire scène ? Et comment ces scènes nous racontent t’elles un monde possible.

Trois propositions seront présentées entre le 21 et le 23 mars 2024.
1. Un ensemble de photos imprimées sur tissu seront exposées sous forme d’installations le long du boulevard des crabes, entre le four à chaux et les locaux du Parc Marin. Ces photos seront des récits fictifs, les traces visuelles de ‘scènes ‘qui se seraient déroulées dans la Vasière. Le boulevard des crabes sera ainsi comme une longue galerie d’exposition, invitant à regarder la vasière avec attention. Ces scènes nous les aurons réalisées et documentées dans les espaces de la vasière [performances, dessins, agencements…].
2. Toujours depuis le boulevard des crabes, seront visibles deux grandes sculptures dont la structure sera en bambou. Elles feront environ 7-8m de haut, posées sur une bande de terre ou dans l’eau, et attireront le regard par leur étrangeté, car elles mixeront des matériaux naturels [cailloux, végétaux divers, bois flotté…], mais agencés de manière étrange, suspendus, tendus,  aux couleurs inhabituelles, etc. Ces installations-sculptures seront entièrement biodégradables, non invasives et vouées à lentement disparaître ou à être colonisées par les vivants.
3. Une journée de performances sera organisée avec les danseurs et performers du Royaume des Fleurs, partenaire du projet. Ce moment permettra à un public d’aller en bordure de la Vasière pour y assister. S’y joindront les propositions de trois jeunes artistes venues de métropole pour participer au projet, deux d’entre elles étant étudiantes à la Haute Ecole des Arts du Rhin à Strasbourg.
Une fois cet événement terminé, les sculptures resteront afin d’être colonisées par les vivants, et lentement disparaître.

Dans un moment de forte mutation du territoire urbain de Mayotte, la Vasière est le témoin de la part muette mais pas silencieuse, car omniprésente, des dynamiques de vie sur l’ile. La mer, la lumière, le végétal, l’animal, au coeur de l’ordinaire, de la vie des gens depuis toujours, sont fragiles et menacés par les mutations en cours, l’accélération du développement urbain, des constructions, les tensions migratoires. Le milieu naturel se fait réceptacle de ces tensions car il est porteur, aussi, de la diversité et de l’ancienneté des modes de vie. Il est le lieu de pratiques multiples, de respirations le plus souvent discrètes, traditionnelles, mystiques, méditatives, esthétiques qui sont des formes de résistance à la mutation accélérée de l’Ile. Le milieu vivant est un espace hors champ essentiel, auquel il convient de prêter grande attention.
Ce projet souhaite interroger aussi cela.

Novembre 2023

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Recherches photographiques (2022 – 2023)

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Septembre – Décembre 2023 : dessins préparatoires pour les installations – sculptures dans la Vasière [dimensions variables].

Cette partie du projet n’a pu être réalisée du fait des circonstances – barrages au mois de février avec immobilisation de l’ile, puis le ramadan. Ces sculptures devaient s’articuler avec les images, comme d’étranges cimaises posées dans la vasière.

Premières esquisses [2022] – Une série d’intuitions. Le geste me semble encore trop scénographique, au sens classique du terme.