Scénos Urbaines Mayotte – La Vigie 2023 // Avec le Royaume des Fleurs
Scénographies Urbaines à la Vigie – Mayotte // En co-réalisation avec le Royaume des Fleurs – Cie Kazyadance [Djodjo Kazadi et Marie Sawiat].
Voir : urbanscenos.org
Artistes invités : Viviane Bellais [plasticienne – Mayotte] // Idio Chichava [danseur, chorégraphe, performeur – Mozambique] // François Duconseille [scénographe, plasticien, directeur artistique Les Scénos – France] // Magali Grondin [plasticienne – La Réunion] // David Kadoule [photographe – Togo] // Djodjo Kazadi [danseur chorégraphe, directeur artistique Kazyadance Royaume des Fleurs – Mayotte] // Julie Kretzschmar [metteure en scène – France] // Jean-Christophe Lanquetin [scénographe, plasticien, directeur artistique Les Scénos – France] // Lenaïg Le Touze [comédienne – France] // Androa Mindre Kolo [performeur – République Démocratique du Congo] // Nathalie Muchamad [plasticienne – Mayotte] // Morgane Paoli [comédienne – France] // Yohann Quëland de Saint Pern [plasticien – La Réunion] // Leyla Rabih [metteure en scène – France] // Jeff Ridjali [danseur, chorégraphe – Mayotte].
L’équipe du Royaume des Fleurs : Karim Abdallah [danseur ] // Mohamed Bacar Abdoul Anziz – Aptchie [danseur] // Ibrahim Artadjidine – Dj [Régie technique générale] // Ben Djadidi Attoumane Hamza [auteur] // Eddie Bouchraty [danseuse ] // David Chazouli [danseur ] // Clément Dushimé [Régie technique et production] // Mounaïya Hamada [danseuse ] // Inssa Hassna – Jésus [danseur, performeur ] // Alhad Mariama – Willy [animateur, médiateur ] // Thierry Micomyiza [danseur] // Tekar Miradji [danseur ] // Chaanbani Mohamed [animateur, médiateur] // Alifeyini Mohamed – LilC [danseur] // Nia Mutombo [danseuse ] // Judicaella Ramilison [danseuse ] // Stella Gladys Yamba [danseuse ] // et les jeunes bénévoles du Lycée de Petite Terre, de La Vigie et d’autres structures associatives.
Un texte pour la publication qui fait suite à la résidence [en cours].
Les quartiers sont avant tout des lieux de vie. Urbain, pas urbain, public, pas public, bidonville ou gentrifié, riche ou pauvre, loin ou près, sale ou propre, aménagé ou non, mixte ou non, des lieux de vie. La vie y est ce qu’elle est, souvent difficile. Mais cette infrastructure de personnes est ce qui fait une ville. Le reste vient après. Quelles pratiques, quelles dynamiques, quelles énergies, quelles tensions, quelles joies, quelles difficultés. Cette entrée ouvre sur une autre, finalement assez radicale tant elle est peu prise en compte : les gens savent comment ils veulent vivre, dans quels espaces, des espaces qui correspondent aux relations qu’ils tentent, souhaitent entretenir les uns avec les autres, ont, entretiennent, endurent, inventent, négocient. Ils savent et ils sont en mesure d’aménager. Dire cela c’est simplement prendre acte de l’existence des intelligences collectives, de l’intelligence des corps, des vies, des aspirations. Ce qui est troublant, inquiétant, dangereux même, c’est le peu de prise en compte de ces savoirs dans les politiques urbaines. A la Vigie ces savoirs sont flagrants. Les espaces sont certes faits de peu, de ce qu’on a, autour de cours, d’arbres, mais ils sont là, centrés sur la parcelle, l’intérieur. Ils sont bâtis souvent au détriment du commun (de l’espace public), mais malgré tout les signes y sont nombreux d’attention, d’entretien. Dire « c’est un bidonville » est une manière de ne pas voir cet urbain complexe, difficile à vivre tant, en l’état, les infrastructures manquent, tant il y a à faire pour que la vie des gens soit regardée, prise en compte par l’Etat, par les communes… Cet urbain précaire est appelé bangas à tort, pour dire bidonville, habitat précaire ; et à raison parce-que dans sa forme construite il reste en lien avec le banga, habitat traditionnel et parce-qu’il est porteur de possibles dans sa légèreté, sa simplicité, sa manière « économique » de se poser et de bâtir un (mi)lieu de vie. Ces quartiers sont aussi des conservatoires de connaissances et de pratiques, il recèlent des modes de vie anciens, des lores, des modes de vie qui perdurent et disparaissent, mutent à tout le moins, qui pourtant sont toujours là. Ce qui ne manque pas d’interroger quand on sait les mutations climatiques, le danger de ce qui est en train d’arriver, vers lequel nous allons insouciants et auto-aveuglés en construisant à contresens écologique, sous prétexte que le béton est signe d’une modernité espérée, comme ailleurs, comme en métropole. Mais ce n’est pas le fait propre de Mayotte ou d’Anjouan, c’est le fait de partout, du monde, un modèle de vie, de ville, de construction, dont on se revendique car il constitue l’idée d’une vie meilleure, alors qu’il est un désastre qui vient.
Les Scénos Urbaines s’installent dans des quartiers. On nous le reproche souvent, durée trop courte, esthétiser la misère, attention portée aux migrants alors qu’on délaisse ceux qui payent leurs impôts… J’en passe. Et aussi, oui je sais, je ne sais pas, je ne sais rien, je ne comprends rien, je n’ai pas de difficultés dans ma vie, je ne vis pas là tout le temps, je, tu/vous, ils… Quoi ? Les Scénos c’est vivre un mois, situé, en (aussi complète que possible – la clef) collaboration avec des artistes locaux. Ce sont eux qui rendent possible le projet. Elles se connectent aux pratiques des gens, elles aspirent à la joie et au commun, à des gestes de vivre ensemble et de gratuité. Elles ne demandent rien en contrepartie, rien à signer, pas besoin d’être membre d’une église évangélique, de voter, de faire allégeance. Juste participer si on le souhaite, ce qui veut dire passer une tête au dessus d’une palissade quand le bruit dehors est inhabituel, quand la routine est perturbée, quand un danseur fait l’anaconda dans la poussière, quand il chante. Passer une tête, écouter de loin, regarder en passant, venir voir, oui, c’est étrange et cela ne fait pas « un public », un public ça fait expérience « sérieuse », posée, assise, attentive… d’un geste artistique. Ah bon. En êtes vous sûrs ? Les Scénos ne formatent pas, ne cadrent pas, surtout pas (du moins c’est ce qu’elles tentent). A quel point dans les pratiques d’artistes, créer reste un geste de cadrage, ou de décadrage, un geste structuré avec ou contre un cadre ? A quel point c’est si profondément inscrit qu’il est difficile de penser des gestes poreux, sans cadre, sans limites, qui fuient ? Un manque de lisibilité, dira-t-on. Les Scénos ouvrent avant tout un espace d’inter-relation avec des gens, leurs (mi)lieux de vie, elles invitent à regarder ces (mi)lieux pour ce qu’ils sont, de vie, sociale, esthétique, culturelle, matérielle, vie avant tout. Elles invitent à la gratuité et à la joie. On ne le répètera jamais assez, la joie est politique. Elles invitent à des formes, certes précaires et éphémères, de liberté. C’est toujours ça de pris dans le long continuum des humiliations et des galères de la vie. Elles invitent au commun.
Les pratiques et les gestes des artistes invités sont en prise avec cela. Il faut bien admettre qu’aujourd’hui encore, être un artiste qui s’imprègne et regarde autour de lui, qui ne parle pas d’abord de lui, reste un peu rare. Accueillir le monde, les lieux où l’on se trouve, les gens, la pratique d’autres artistes, n’est pas si fréquent. J’exagère, le monde change vite, les pratiques collaboratives se développent, mais si j’exagère c’est parce-qu’à chaque résidence des Scénos cela reste un défi pour chacun de nous, d’ouvrir nos pratiques de la scène, de la peinture, de la danse, de la photo, de la performance, à ce qui nous entoure, comment aller aussi loin que possible dans une construction à partir, avec, en dialogue, en tension avec ce qui nous entoure, sans pré-supposés, sans idées arrêtées, en écoutant, en regardant, en marchant, en déambulant, en discutant…
J’écris ce texte le matin où nous quittons définitivement la grande maison en béton avec terrasse couverte d’une charpente en bois, qui nous a servi de lieu de vie collectif. Juste à côté, le chantier d’une maison en béton dont on ne sait pas à quelle hauteur elle montera. Des ouvriers, probablement sous payés, probablement sans papiers, creusent un trou. Cela a duré tout le mois et cela va continuer. Les premières semaines c’était à la pelle et à la pioche, depuis 15 jours c’est au marteau piqueur. Plus loin une tronçonneuse coupe un arbre, fait disparaitre un peu plus la forêt que fut cette colline. On coupe, on tranche, on délimite, on organise. Le trou s’agrandit, il fait déjà 10 mètres de profondeur, il est dantesque et chaque jour les ouvriers reviennent, cassent la pierre, excavent. Jusque-où ? Nous avons évidemment demandé à quoi sert ce trou.
C’est une fosse septique, nous a-t-on répondu.